C’est bien connu, les jeunes diplômés veulent travailler de préférence dans des entreprises soucieuses des questions environnementales et mettant en œuvre une réelle politique RSE.
D’ailleurs, les médias se sont largement faits l’écho des prises de position engagées des élèves des grandes écoles : ceux de polytechnique ainsi refusent récemment que TotalEnergies et LVMH deviennent mécènes de leur prestigieuse école, et ceux de Paris AgroTech dénoncent en pleine cérémonie de remise des diplômes leur formation qui ne prendrait pas assez en compte la crise écologique en cours.
Toutes ces mobilisations de jeunes diplômés se retrouvent d’ailleurs au sein de l’association « Pour un réveil écologique » qui réunit plus de
30 000 étudiants signataires exprimant ainsi leur « volonté de “prendre leur avenir en main” en intégrant dans leur quotidien et leurs métiers
les enjeux écologiques et en appelant au réveil la société ».
Tous ces signes – bruits médiatique et mobilisation estudiantine via la signature du manifeste pour un réveil écologique – seraient ainsi
la traduction d’attentes forte de la nouvelle génération de diplômés pour des entreprises toujours plus engagées en faveur de l’environnement.
Si le story telling est agréable à entendre, la réalité semble cependant quelque peu en décalage avec la perception. Ou pour le dire de façon plus claire, la perception qu’ont les médias de ce que les étudiants pensent, n’est peut-être pas vraiment conforme à la réalité. En tout cas c’est ce que les enquêtes (et les comportements) semblent démontrer.
Déjà en juin dernier, une enquête réalisée par l’institut Viavoice1 intitulée « Attractivité et dialogue social » listait les principaux critères d’attractivité des entreprises perçus par les salariés du secteur privés. Certes, la typologie des répondants débordait largement le seul cadre
des jeunes diplômés mais les chiffres étaient déjà surprenants. A la question « A votre avis, pour être attractive auprès de vous, quels critères vous paraissent essentiels pour rejoindre une entreprise ? », arrivaient en tête la rémunération, l’atmosphère de travail et le respect de l’humain dans l’entreprise. Quant à « la prise en compte des enjeux climatiques et environnementaux dans les produits et actions de l’entreprise »
elle apparaissait en 15ème place, ce point étant placé en premier par 2% des répondants.
Certes, cette étude s’adressait à un panel de personnes dépassant largement la catégorie des « jeunes diplômés » mais cela peut déjà interroger.
Des études récentes viennent cependant démontrer, que cette perception relative des enjeux environnementaux et RSE est largement partagée, y compris par les jeunes.
L’entreprise Universum qui sonde chaque année en France plus de 31 000 étudiants de grandes écoles de commerce et d’ingénieur (niveau
master 2, soit bac+5), aboutit en effet quasiment aux mêmes résultats. En 20222 , sur 40 critères étudiés, arrivent en tête, quel que soit le profil (ingénieur ou commercial) : l’intérêt du travail, la perspective de revenus futurs élevés, l’ambiance de travail, la possibilité d’avoir un travail ambitieux et un salaire de base compétitif. La politique de responsabilité sociale de l’entreprise apparait, quant à elle, en 26ème position parmi les critères. Autre surprise, le sujet de l’engagement de l’entreprise pour la diversité et l’inclusion s’avère bon dernier, quelle que soit la population interrogée, étudiants d’écoles d’ingénieur ou de commerce. Pire, l’Index RSE Universum réalisé en octobre 20223 , montrait que 59%
des étudiants interrogés étaient prêts à travailler dans une entreprise non conforme à leur valeur, si le salaire était plus élevé (contre 27% qui feraient passer leurs valeurs avant l’emploi).
Mais alors d’où vient cette distorsion de la perception ? Depuis de nombreuses années, les sociologues américains se sont penchés sur
les multiples biais cognitifs qui viennent modifier nos perceptions. L’un des plus fréquents est sans doute le biais de confirmation…
Quand nous prévoyons d’acheter une voiture verte, nous ne voyons plus que des voitures vertes partout (cela confirme donc notre choix). Si je crois que cette jeune génération est particulièrement sensible aux enjeux RSE, voilà que je mets en avant les évènements qui vont dans ce sens ; et cela vient confirmer ma croyance4 . Les réseaux sociaux et les bulles cognitives qu’ils créent viendront encore confirmer cela auprès de journalistes qui achètent volontiers cette histoire sympathique – la jeune génération est engagée – mais fausse. Certes certains étudiants sont engagés… mais représentent-ils pour autant une génération ? Rien n’est moins sûr.
Mais alors, les sondages qui nous affirment que 90% des jeunes sont inquiets à l’égard du réchauffement climatique seraient-ils faux ? Non bien sûr. Simplement, peut être le sujet est-il biaisé… Demandez à quelqu’un, quel qu’il soit (jeune ou non), s’il est inquiet du réchauffement climatique, il y a fort à parier qu’il vous répondra par l’affirmative. En effet, qui oserait dire non ? En revanche, dès que cette interrogation est mise en balance avec d’autres éléments (comme le salaire), cela devient beaucoup moins prioritaire.
Une récente étude de l’institut Yougov sur les critères d’achat de produit d’électronique grand public illustre parfaitement ce phénomène.
Pour un achat futur, 31% des personnes interrogées indiquent que le fait que ce produit soit « durable / respectueux de l’environnement » est
un critère essentiel (c’est le 5ème cité derrière le prix, la facilité d’utilisation, les caractéristiques techniques et la protection des données).
En revanche, lorsque l’on demande aux mêmes personnes quels ont été les critères clés pour l’achat d’un produit qu’ils ont effectivement fait lors des 12 derniers mois, le critère environnemental devient bon dernier (10ème sur 10) avec 14% des personnes interrogées qui l’ont pris en compte.
Ce biais généralisé serait amusant s’il n’était pas politiquement extrêmement dangereux. En effet, aveuglés par ces perceptions « évidentes » et ces « grandes tendances sociétales » qui sont pour la plupart largement moins partagées que ce qui est annoncé, des décisions politiques majeures sont prises au niveau national ou européen générant une insatisfaction croissante des citoyens et une incompréhension grandissante
du politique devant cette opposition contraire à toutes leurs attentes.
Au mieux cela risque de générer une répulsion croissante envers tout sujet environnemental (le phénomène « gilets jaunes » est né de l’annonce de la taxe carbone, rappelons-le), au pire l’aboutissement de ce grand écart croissant entre réalité et perception peut s’avérer politiquement dramatique.
Les enjeux environnementaux et sociaux ne pourront être correctement traités uniquement si les décisions politiques qui concernent l’ensemble des citoyens sont prises sur des faits et non des perceptions. Il en va de la légitimité du politique, de l’acceptation de la décision et, in fine,
du fondement de notre vie démocratique.
Une tribune rédigée par Emmanuel Bloch, et publiée sur le blog Universum avec son aimable autorisation.
Emmanuel Bloch est Professeur Associé à l’Institut Français de Presse (Paris 2) où il enseigne notamment la RSE et l’éthique.
Il est également Directeur Responsabilité d’entreprise d’un groupe français.
1 Etude de Viavoice réalisée en Juin 2022 par téléphone auprès de 306 dirigeants d’entreprise et en ligne auprès de 1001 salariés du secteur privé.
2 Etude réalisée entre octobre 2021 et mars 2022 auprès de 31 568 étudiants de grandes écoles (dont 15 180 étudiants d’écoles de commerce et 14 720 étudiants d’écoles d’ingénieurs tous en bac+5)
3 Etude réalisée en septembre-octobre 2022 en ligne auprès de 1229 étudiants et jeunes actifs de niveau Bac+5 ayant jusqu’à 5 ans d’expérience professionnelle en France
4 Certains peuvent arguer que l’auteur a sélectionné les études qui valident son point de vue…